Ce texte est la version courte d’un texte paru dans la revue Progressistes accessible ci-après.
Il a été écrit par un camarade à partir de son expérience professionnelle et militante de plus de 50 ans sur le campus d’Orsay
Chaque année, les pays riches se félicitent de la nomination d’un des leurs à l’un des prix Nobel scientifiques. La France y tient une place très honorable.
Le caractère personnel de ces nominations pourrait laisser penser qu’elles couronnent quelques cerveaux éclairés. C’est partiellement vrai, car les idées nouvelles proviennent de personnes très engagées dans une discipline, mais c’est aussi une vision très éloignée de la réalité du travail scientifique. Par-delà le mérite des récipiendaires, la fertilité du travail de recherche est le fait de collectifs de travailleurs aux spécialités très diverses qui mettent en commun leurs savoirs et leurs savoir-faire.
Le plus grand mérite d’un prix Nobel est peut-être d’avoir été capable de s’appuyer sur les connaissances disponibles pour les porter plus loin.
Le partage des savoirs
Le partage des savoirs est un enjeu majeur de société.
Sans lui, se répand auprès de ceux qui en sont de plus en plus éloignés, des sentiments de défiance et de crainte, voire de rejet et d’irrationalisme.
N’oublions pas que, pour répondre à la dictature des marchés financiers, la désindustrialisation et les vagues de licenciements qui ont suivi ont été justifiées par l’inéluctabilité de la mise en œuvre des nouvelles technologies, elles-mêmes fruits supposés du mouvement des connaissances.
Or, les choix qui ont été et qui sont faits dans ces domaines ne sont pas neutres mais sont profondément guidés par les dogmes capitalistes dominants.
Des activités interdépendantes
La recherche est un processus complexe faisant appel à des travailleurs d’horizons divers et aux multiples savoirs et savoir-faire.
Toutes les activités humaines sont de plus en plus interdépendantes. Elles le sont particulièrement dans le mouvement des connaissances. Les activités de recherche dépendent pour une part importante de l’environnement dans lequel elles se déploient, de la pertinence des outils à leur disposition et des hommes qui les mettent en œuvre.
Pourtant, les conditions d’exercice de ces activités peuvent laisser penser le contraire. Ainsi, par exemple, comment un chaudronnier perçoit son travail par rapport à un prestigieux prix Nobel de physique ? Mais aussi, comment un chercheur perçoit son travail par rapport aux technologies et aux métiers qui lui permettent de l’exercer ? Pour le moins, la vision de cette interdépendance n’est pas toujours perçue à sa juste importance.
De l’industrie à la recherche, de la recherche à l’industrie
Pour éclairer le sujet, un petit détour historique peut être utile. Quand, dans les années 50, la France a décidé de développer sa recherche, le tissu industriel national a été un précieux contributeur à cette ambition. C’est ainsi que, par exemple, pour construire les nouveaux grands instruments nécessaires aux développements des recherches sur la matière, Frédéric et Irène Joliot-Curie, prix Nobel de physique, et fondateurs de la faculté d’Orsay, ont créé un cadre attractif pour le recrutement de personnels techniques hautement qualifiés regroupant des corps de métiers directement issus de l’industrie qui manquaient jusqu’alors au CNRS. Il en a été de même au CEA.
C’était l’époque où la France avait encore des atouts industriels et des ambitions pour son avenir.
Par la suite, en lien avec le développement des laboratoires et de leurs besoins, ces corps techniques ont à leur tour contribué à la création de nombreuses entreprises dans les technologies les plus avancées.
Ce n’est pas un hasard si l’industrie et la recherche allemandes restent prédominantes en Europe.
L’Allemagne a globalement moins sombré dans les délocalisations et dans la désindustrialisation. De fait, son effort national de recherche est supérieur à la France respectivement 2.82% et 2.26 % du PIB. Lafaiblesse de financement de la recherche fondamentale et industrielle a été de pair avec la désindustrialisation de la France.
Dans les métiers techniques, les effets des politiques à courte vue menées depuis 50 ans, privilégiant notamment la finance (et ses cupides besoins), ont fait des ravages dans de nombreux domaines.
Certaines rares filières industrielles échappent à la règle comme l’armement, l’aéronautique ou le nucléaire.
Mais, en raison d’un environnement général appauvri, même dans ces filières, la pénurie de professionnels qualifiés se fait de plus en plus ressentir. On le constate actuellement avec les difficultés que rencontre la filière nucléaire pour recruter des personnels qualifiés dans de nombreuses spécialités (chaudronniers, soudeurs…).
L’importance des métiers
La disparition de la référence aux métiers pour des appellations génériques traduit un abandon délibéré des professions techniques. Les techniciens ont remplacé les usineurs, les électroniciens, les opticiens, les chaudronniers…
Un technicien qualifié, c’est-à-dire possédant une qualification, n’est pas interchangeable avec n’importe quel technicien générique. Un métier c’est un savoir et un savoir-faire spécifiques dans une spécialité qui se sont construits dans l’activité professionnelle dans la durée et dans l’échange avec d’autres, pas seulement dans la même spécialité.
Ce glissement générique fourre-tout traduit surtout le peu d’ambition de notre pays pour les domaines concernés, publics ou industriels.
Aucun métier ne se réduit à l’exécution de tâches manuelles plus ou moins répétitives, figées dans le temps.
Un métier évolue en permanence en fonction des besoins et des techniques nouvelles. Un métier est l’exercice de compétences acquises par la formation initiale et continue, enrichies de l’expérience personnelle, des acquis dans la pratique et l’interaction avec les autres. Il construit un lien social par le partage et l’acquisition d’expériences communes, sublimant l’apport de chacun.
Après une bonne formation initiale, il faut le plus souvent plusieurs années d’apprentissage dans l’exercice de la spécialité avant d’atteindre une pleine autonomie professionnelle.
L’exercice d’un métier c’est une part importante de sa propre réalisation.
Au-delà des métiers techniques, la déprofessionnalisation provoque une déqualification, une perte de sens du travail et une sensation d’inutilité source de souffrance.
Technologies et laboratoires
Hier, la plupart des outils de recherche étaient conçus et fabriqués dans les laboratoires.
Aujourd’hui, les besoins en instrumentation des laboratoires sont partiellement satisfaits par l’industrie.
Cette externalisation d’une partie du travail technique vers l’industrie correspond à un rapprochement des besoins industriels et des besoins de recherche ainsi qu’à la diversification et à la technicité de l’instrumentation scientifique.
Pour autant, ce rapprochement ne doit pas conduire à la dépendance vis-à-vis des marchés, qui, eux, ont des logiques très différentes de la recherche, ce qui pose la question de la maîtrise des outils.
De plus, les technologies les plus avancées ne sont pas toutes libres d’accès. Des clauses de secrets industriels ou de secrets-défense limitent les champs de leur diffusion et peuvent ainsi priver la recherche publique fondamentale d’outils qui lui sont essentiels.
Il serait souhaitable d’identifier certains besoins structurants des laboratoires et de fédérer leurs réalisations au plan régional ou national. Ce serait hautement préférable à l’importation d’instruments produits à des milliers de kilomètres des laboratoires, accroissant ainsi la dépendance nationale dans ces domaines.
Il faut sortir de la situation où de trop nombreux techniciens passent désormais leur temps à consulter les catalogues spécialisés, à passer des commandes et des marchés, puis à les réceptionner.
Quelles dévalorisations de compétences ! Quels gâchis pour nos laboratoires ! Quelles démotivations, quels sentiments d’inutilité ! Les personnels qualifiés des laboratoires devraient pouvoir maîtriser les outils produits dans l’industrie mais aussi permettre de les faire évoluer en fonction des pratiques scientifiques.
Dans les technologies avancées, un produit industriel doit toujours être confronté et sans cesse développé par la pratique expérimentale. La recherche, l’innovation, l’industrie française sortiraient gagnantes d’une telle coopération.
Démission nationale et soumission aux actionnaires
Nombre d’entreprises françaises de haute technologie sont issues de partenariats – le plus souvent non formalisés – avec des laboratoires publics.
Cependant, dans le domaine de l’instrumentation scientifique la France est de plus en plus dépendante des technologies étrangères, notamment états-uniennes ou allemandes. D’importantes entreprises technologiques françaises, notamment parmi les plus performantes, ont disparu après avoir été cédées à des multinationales plus puissantes. Certaines grandes entreprises délocalisent leurs activités de recherche vers les pays les plus riches et leurs activités productives vers les pays les plus pauvres. Il ne reste en France que des managers presse bouton dans une France des coquilles vides.
Sauf en raisonnant profits et dividendes immédiats, une telle aberration affaiblit tout à la fois les potentiels de recherche et les potentiels industriels en détruisant les liens entre eux.
Une dévalorisation en actes
Depuis quelques années les phénomènes relatifs à la disparition des métiers technologiques, s’élargissent aux emplois scientifiques. Dans l’enseignement, la désertion des formations scientifiques en atteste.
Prenons un exemple éclairant. Chaque année, une des plus prestigieuses grandes écoles à vocation scientifique et technologique de la République organise son forum « chasseurs de têtes ». Née de la Révolution française, cette école avait pour objectif de donner à la nation les cadres scientifiques et techniques nécessaires à ses nouvelles ambitions. Bon an, mal an, elle a tenu ce rôle pendant deux siècles.
Or, les stands d’entreprises sont dorénavant essentiellement ceux des banques, des institutions financières.
Et pour cause ! Les cursus de cette école ont progressivement délaissé les enseignements technologiques et scientifiques au profit des formations managériales et financières.
Une petite étude comparative montre que les salaires et les perspectives de carrières proposés dans ces domaines ont peu de choses à voir avec ceux de la recherche ou de l’industrie.
Et pourtant de quoi avons-nous réellement besoin ? De professionnels de santé, d’enseignants eux-mêmes formés pour transmettre les savoirs et savoir-faire, de personnels qualifiés pour répondre aux énormes défis sur l’avenir de l’humanité. Ces défis sociaux, climatiques et environnementaux ouvrent d’immenses champs d’actions à l’industrie et à la recherche. Allons-nous les relever ou poursuivre dans la voie de l’impuissance collective ?
Nobel et chaudronnier ont certes des activités singulières mais, au fond, hautement utiles et complémentaires. Hasardons-nous à proposer quelques pistes d’actions.
Réindustrialiser la France
Il faut réindustrialiser la France pour répondre aux grands défis contemporains, dans les domaines industriels stratégiques de l’énergie, des transports, et de bien d’autres. Ces domaines font appel à une multitude de métiers aux techniques de plus en plus poussées.
Dans ce cadre, les liens recherche-innovation-industrie doivent être considérablement dynamisés. Si l’un des acteurs est défaillant la pertinence de chacune des composantes est réduite.
Alors que les activités humaines sont de plus en plus interdépendantes et appellent des coopérations entre pays, que veut dire réindustrialiser la France ? La France doit se donner les moyens de maîtriser, de concevoir et de produire ce qui lui est nécessaire, en le mutualisant dans le cadre de coopérations réciproquement utiles.
La coopération, c’est l’inverse de la subordination au capitalisme mondialisé.
L’effort national de recherche est significativement déterminé par les ambitions industrielles. Les ambitions industrielles sont à leur tour conditionnées par l’effort de recherche et de développement dans la longue durée. Peut-on innover dans un désert industriel ? Il faut réindustrialiser la France pour créer des partenariats nouveaux entre les pratiques de recherche et les pratiques productives, entre les métiers de la recherche et les métiers de l’industrie.
Il convient de faire partager cette ambition bien au-delà des milieux professionnels concernés. Il faut établir des échanges permanents entre les acteurs, les ateliers, les laboratoires et la société.
Former la jeunesse pour investir dans la société
Il conviendrait d’ouvrir des filières en lien avec les évolutions actuelles et à venir des métiers et des techniques.
L’orientation vers ces filières ne doit plus être contrainte ou par défaut. Elle doit résulter d’un projet personnel positif. Pour cela il convient de revaloriser les métiers correspondants, de recruter des enseignants eux-mêmes formés à la diffusion des savoirs et des savoir-faire issus des métiers et technologies nouvelles. Renforcer considérablement les moyens consacrés aux établissements d’enseignements techniques et professionnels. Développer la formation continue dans les établissements publics et industriels.
Changer le travail
Par-delà ces deux axes prioritaires totalement dépendants, dans les équipes, dans les laboratoires, dans les organismes publics, la conception et l’organisation du travail doivent être profondément changées.
Il s’agit d’une question fondamentale. Soit on poursuit avec les objectifs actuels, rendant le travail aliénant avec les rejets que cela entraîne, soit on transforme les buts et donc l’organisation du travail.
Le travail ne se résume pas à la mise en œuvre de techniques et de procédés. Les structures humaines, sociales et participatives jouent un grand rôle pour construire les liens nécessaires entre tous les acteurs.
Il conviendrait de donner beaucoup plus de pouvoirs aux salariés concernant l’orientation et l’organisation des laboratoires, des organismes de recherche et d’enseignement.
Oui le mécanicien, l’électronicien, l’administratif ont toute leur place dans les instances décisionnelles où ils travaillent. Par exemple, cela suppose de considérer l’activité syndicale comme utile à la vie sociale professionnelle et non de l’entraver, voire de la combattre.
Les dogmes managériaux considèrent avec suffisance que leurs vérités jupitériennes ne doivent souffrir d’aucune contestation. L’application de ces doctrines est à l’organisation du travail ce qu’est l’élection présidentielle à la démocratie.
La citoyenneté ne doit plus s’arrêter à la porte du laboratoire ou de l’atelier. Dans son activité professionnelle chaque salarié doit pouvoir déployer toutes ses capacités pour lui-même, pour son travail et leurs rapports à la société.
Du déclin à la reconquête, voilà l’avenir
La gouvernance en vigueur dans la recherche produit de la dévalorisation, de la déqualification, de la précarisation de masse. Elle est contre-productive car elle tend à faire croire aux acteurs eux-mêmes que leur apport au travail du groupe est devenu secondaire, coûteux, voire inutile, alors que c’est précisément de ce travail vivant que l’on manque partout.
Elle tend à isoler et à opposer les individus alors qu’il convient de fortifier les collectifs.
Revaloriser les métiers, les salaires, les rendre plus attractifs, développer les formations techniques, professionnelles, voilà l’avenir.
Dans la recherche et ailleurs, les personnels techniques ne sont pas que des accompagnants. Ce sont des acteurs à part entière. Ils doivent être reconnus pour la place qu’ils occupent et donc de disposer de beaucoup plus de pouvoirs qu’ils n’en ont aujourd’hui.
Si ces quelques lignes ont permis de rapprocher le Nobel du chaudronnier en montrant que leurs préoccupations et leurs intérêts communs sont ceux de la nation, alors, demain, l’espoir pourrait se transformer en changements.
Adhérez au PCF, le parti qui réfléchit et agit sur les rapports recherche-enseignement-société.
Le parti qui veut changer le travail, donner une nouvelle place à la science afin qu’elle serve l’amélioration des conditions d’existence de l’humain.
https://www.pcf.fr/adhesion
ou
Pour l’Université Paris Saclay écrivez à pcf.orsayfac@gmail.com
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